Observatoire National des Cultures Taurines

Observatoire National
des Cultures Taurines

II – “L’apprentissage de la tauromachie 
ou les encyclopédistes”

 

Bayonne, première ville taurine française. Une feria  organisée depuis 1853 lui permet de revendiquer cette place de première historique. Elle peut doubler la mise car elle est aussi “numero uno” de l’écriture taurine franco française.

Pour organiser ces courses, Bayonne avait fait appel à un homme dont le simple nom alimente la légende. Gaspard Aguado, Vicomte de Lozar et Comte de Cazurra. Il s’occupe de tout, de l’arène, des hommes, des taureaux, des transports des bêtes mais aussi des spectateurs avec les trains de plaisir de l’époque. Il est homme d’affaires, avocat et… écrivain.

En 1854 parait : “Les courses de taureaux expliquées, manuel tauromachique à l’usage des amateurs de courses”[1]. Il le fera éditer sous le nom de M. Oduaga-Zolarde, qui n’est autre que l’anagramme de Aguado de Lozar. Notre homme a une haute idée de son œuvre et sent bien qu’il entre dans l’histoire. Il conclue son avant-propos par cette phrase : “Ce premier livre français sur la tauromachie sera d’ailleurs le complément naturel de l’œuvre récente de l’introduction des courses de taureaux espagnols en France, et son auteur pourra dire, avec le fondateur des courses de Saint-Esprit : j’aurais du moins l’honneur de l’avoir entrepris.”[2]

Une des quatre illustrations du livre d’Oduaga Zolarde,
“Les courses de taureaux expliquées”, 1854
.

NDLR : Voilà comment il fallait piquer quand le souci était de protéger le cheval, en avant et brièvement. Remarquer la présence des capes de part et d’autre, l’autre picador prêt à alterner.

Ce livre est complet : il commence par quelques considérations sur la tauromachie comparée aux autres spectacles, il passe à un précis historique, puis à la situation de la tauromachie en France. Ensuite viennent la biographie des toreros les plus renommés, un dictionnaire des mots techniques, un inventaire des plus importantes ganaderias (Castille, Andalousie, Navarre) enfin les principaux sites taurins. Ce livre est réellement très bien documenté et comme il faut tout découvrir à la fois il répond à tout.

La porte a été ouverte, la tauromachie s’est engouffrée dans la brèche. Nîmes, Dax et tout le sud de la France va être contaminé. Le plus remarquable, c’est que l’ensemble du territoire va être atteint, jusqu’au nord, et pas pour une ou deux courses accidentelles. Le public va être à la fois attiré et surpris, tout va aller très et trop vite. Les promoteurs de spectacles vont vouloir répondre à la demande et empocher les dividendes. Le résultat va souvent être plus que mitigé quelque fois catastrophique. Spectacles mixtes, peu préparés, de petite qualité, porte ouverte à la critique des pros comme des antis taurins.

Dans ce contexte les écrits taurins vont répondre à un premier besoin, celui d’informer. La tauromachie est à Paris, à Roubaix, au Havre. Le public est donc ignare, il a tout à apprendre. On comprend que le livre de vulgarisation est, à cette époque, le livre taurin par excellence.  José Aparici de Valparda, sous le pseudonyme de Pero Gil[3], publie en 1887 “La course  de taureaux, description technique et pittoresque à l’usage des étrangers, avec dessins explicatifs”. Le livre est parsemé de petits dessins, évoquant un livre pour enfants. Il propose une organisation classique, origines, historique, élevages, qualités du torero, art de combattre, les différentes suertes etc…

Illustration de tête du chapitre intitulé “L’homme – Comment on devient torero”,
du “La course de taureaux” de Pero Gil, 1887.

En 1900, les éditions Privat de Toulouse, propose un “Guide tauromachique”, écrit par Ned & Lancey[4]. Ces drôles de noms sont les pseudonymes de messieurs Privat et Ancely, dont nous n’avons pas trouvé trace d’autres écrits. C’est un guide au sens strict, sans avis personnel, si ce n’est dans l’introduction, relevant la pauvreté de l’écriture taurine française. Il s’agit d’un “enseignement par l’image”. En effet ils utilisent le dessin, un peu naïf mais très intéressant, tout en donnant un aspect “leçon de choses”. A la fin du livre, nous avons droit à la liste des élevages, des toreros et un vocabulaire taurin tout à fait correct.

Planche technique du livre d’Adrien Brun
“La corrida illustrée“, 1911.
Photos illustrant le texte d’Emile Henriot dans “Animaux de sport, lévrier, taureaux, coqs”, 1912.

Nous retiendrons au passage deux titres, non pas pour leur apport technique, mais pour l’utilisation de l’image ou de la photo dans l’illustration du propos :

“La corrida illustrée” d’Adrien Brun paru en 1911[5]

“Les courses de taureaux” par Emile Henriot[6] paru en 1912

 

 

 

 

Informer ne suffit pas, viendra vite le besoin de se justifier face aux anti-taurins. Nous sommes en pleine bagarre juridique, politique. Le premier argument est, nous ne sommes pas des “sauvages”. Les idées alors avancées sont en général de peu d’envergure, et portent souvent à sourire. Pero Gil a de drôles d’arguments pour justifier la mort des chevaux : on les sauve d’années de souffrances à traîner un fiacre malgré leurs rhumatismes. En 1889, Georges de Frezals[7]s’appuiera d’ailleurs sur ces notions pour montrer que la tauromachie développe chez les personnes la noblesse et la droiture, exemple : dans les Landes, département taurin par excellence, le crime est inconnu, ou bien, en 1878 sur 15963 condamnés dans les prisons espagnoles, seuls 5 sont des hommes de toro. Merveilleuse utilisation des statistiques!

Le débat politique est permanent. Les gens du Sud se battent contre le centralisme, et la dictature de pensée du Nord ou de Paris. On voit comment l’argument tauromachique vient rencontrer des positions régionalistes, anarchistes ou antimilitaristes. On défend Dreyfus et Mazzantini. Il y a une place particulière dans la mouvance intellectuelle de la belle époque, et certainement un anticonformisme à être taurin.

Pour avoir une idée plus complète de l’ambiance dans laquelle on “apprenait” la tauromachie à l’époque, il faut s’arrêter sur certains textes anti-taurins. Nous prendrons comme exemple Léon Bloy. Catholique mystique et surtout grand polémiste, il a dans son œuvre considérable, écrit en 1890 un livre s’intitulant : “Christophe Colomb devant les taureaux”[8]. L’essentiel de ce texte, écrit deux années avant le quatrième centenaire de la découverte de l’Amérique, consiste à dénoncer l’accaparation de l’événement par une “horde de franc maçons, mâtinés de sémites”, qui ne font aucun cas du grand chrétien qu’était Christophe Colomb. Quel rapport avec la tauromachie? le descendant direct et visiblement seul héritier de Colomb, riche mécène finançant les festivités et la recherche sur son aïeul, est le duc de Veragua. A l’époque  il est aussi le premier éleveur de taureaux de combat en Espagne. Ce détour par ce “bouvier pourvoyeur de saltimbanques”, selon les propos de Bloy, l’amène à aller aux courses à Paris. Le premier chapitre s’appelle “Circenses” et traite la course avec mépris. Bloy relève surtout la médiocrité du spectacle, demandant que, au moins l’on tue les taureaux. On voit là le mal qu’ont pu faire ces demis spectacles de l’époque, pris entre des interdits et des marchands de soupe, où tout était fait à moitié, où les animaux resservaient, où on était plus proche d’un mauvais cirque que de la vraie tauromachie. Bloy voit dans le public bruyant essentiellement des aristocrates venus s’encanailler. Il est tellement dégoûté qu’il menace de devenir membre d’associations de protection des animaux. La dérision du propos indique qu’à l’époque cette position n’était pas centrale pour les anti taurins. Nous sommes ici plutôt dans une dénonciation acharnée de la société parisienne de l’époque. Cela annonce les propos que tiendra Tailhade sur la société, tout en étant d’un autre bord.

Sur la question anti taurine, qui sera toujours présente dans cette période “explicative”, et qui la justifiera en partie, il faut citer le docteur Philippe Maréchal. Lui est membre de la S.P.A., il fera paraître juste après les courses agitées d’Enghein, une sorte de manifeste contre la tauromachie[9]. Maréchal était venu perturber la course avec une sirène, et avait reçu des coups d’une aficionada. A ce sujet, dans la préface de ce texte, un certain Léon Cléry dit à propos de cette femme : “On les fessait publiquement, au bon vieux temps, pour moins que cela!”. Le ton est donné. Les arguments sont essentiellement : – le combat n’est pas loyal, il faudrait essayer un contre un, – l’Espagne tient deux records, l’illettrisme et la criminalité, – appel aux vraies valeurs de la France.

Le livre de Laurent Tailhade paraît en 1908[10]. Il n’est pas qu’un livre encyclopédique. On peut le retenir pour son parti pris polémiste. Avant d’expliquer à son tour la tauromachie à ses contemporains, Tailhade règle son compte à un certain nombre d’entre eux. Tout d’abord aux “antis” et puis aux ignares, et à ceux qui ont déjà écrit, mis à part Pero Gil. Pour lui, la tauromachie elle-même, au début de ce siècle, perd ses valeurs de combat. Au delà du livre, c’est le personnage qui est ici intéressant. On peut, pour tenter de le saisir, se reporter à l’admirable préface de la réédition de 1994[11], rédigée par Jacques Durand. Il évoque un dandy parisien qui utilise des arguments politiques, religieux, taurins. Cela est  révélateur du climat dans lequel est la société, à la fois lourd, (on est en pleine affaire Dreyfus), et frivole, (on assassine avec des mots). Que venait faire la tauromachie dans cette galère? Elle est un objet de discorde de plus à se jeter à la tête, à propos de “vraies” valeurs. Pour saisir cette époque, il est intéressant aussi de faire référence au livre d’Antoine Martin[12], qui sous la forme de récits, raconte ces années 1900 à Paris.

 

Certains auteurs envisagent la chose taurine comme un prolongement du cirque. Il faut dire que le mélange des spectacles, et la manière dont ils étaient vendus et promus, y sont pour beaucoup. Les troupes au grand complet, hommes et animaux débarquaient dans une ville et devaient tenir en haleine la population, quitte à varier les spectacles. “L’histoire taurine du Havre”[13], écrite par Marc Thorel, est exemplaire de ce phénomène.

Armand Dayot[14] est critique d’art, en 1889, il fait paraître un magnifique livre, s’intitulant “Les courses de taureaux”, superbement illustré par un certain M. Luque, soit de petits dessins noirs et blancs, soit de dessins couleurs pleine page, de grand intérêt. Parmi les curiosités de ce livre, l’auteur accorde une très large part aux combats entre animaux. Même si ces pratiques n’étaient pas très répandues, elles existaient et visiblement excitaient la curiosité du public, celui-ci peu aficionado et allant aux arènes un peu comme au cirque.

 

Une autre tendance de ces écrits est le désir d’organiser. Cette position peut paraître légitime puisque ce qui réunit ces textes, c’est le parti pris encyclopédique. Mais au delà de cela, il y a une tendance française à voir un grand désordre dans cette activité baroque de nos voisins, et à vouloir y mettre un ordre un peu “militaire”. Il y a pas mal de militaires dans nos auteurs.  L’absence de besoin encyclopédique en Espagne font qu’il n’y a pas d’équivalent et que ces messieurs imaginent que la pensée espagnole est confuse. L’autre aspect est la glorification des vertus de courage et de combat. Celles ci sont plus facilement mises en avant que l’aspect artistique ou la fête avec son côté contrasté, clinquant et désabusé face à la mort. On ne rencontre pas de discours philosophique, cette période ne permet pas de doutes. La mort de l’homme est d’ailleurs peu évoquée. L’homme est certainement étincelant, mais il est avant tout un gladiateur et il sait, avant tout, des techniques.

Monsieur Georges de Frezals est un militaire, il fait paraître son texte dans… la “Revue britannique”. Il est d’abord très pratique et explique au lecteur comment faire pour se défendre d’un taureau qui éventuellement l’attaquerait. Pour ce qui est de la technique, il est question “d’escrime au taureau”, (un article d’Armand Dayot de 1883 s’intitule aussi : “Courses de taureaux, l’escrime des toreros”). Les valeurs nobles du combat sont des valeurs militaires.

En 1913, le lieutenant d’infanterie coloniale, Léonce André, fait paraître sous le pseudonyme de Plumeta, “La tauromachie moderne” [15]. Plumeta est d’abord un apodo de torero, né dans le Gard, et tout en menant ses études, il tentera une carrière taurine de 1895 à 1899 et deviendra ensuite l’un des fondateurs de l’association de la presse taurine française. Militaire de carrière, il meurt à la grande guerre. “La tauromachie moderne” est une encyclopédie extrêmement complète. Elle réunit tous les éléments déjà cités, mais aussi, et peut être pour la première fois, des chapitres sont consacrés aux jeux taurins languedociens, camarguais, landais et même malgache. Nous reprendrons une partie de la lettre  préface écrite par Mosca[16], où il remercie l’auteur de lui avoir dédier le livre ainsi qu’à un confrère Nemo[17] : “…Il m’a prié d’être son interprète auprès de toi pour te remercier de l’exquise délicatesse du geste adressé aux deux vétérans[18] de l’aficion militante. A toi qui tout adolescent pratiqua le toreo avec une passion qui ne s’est jamais démentie et qui veille encore au fond de ton cœur de soldat, il appartenait d’expliquer les règles de cet art si complexe. Tu l’as fait avec cette qualité vraiment française : la clarté du style…” Ce court texte concentre l’esprit militaire de l’époque, l’a priori essentiellement technique retenu, et la rigueur française, le tout dans une ambiance militante.

 

On pointe déjà chez certains auteurs, l’annonce de la fin, ou du moins de la décadence. Dans toutes les périodes, le “ce n’est plus comme avant” assorti de l’annonce de la fin, existe. Les différents auteurs, lorsqu’ils croisaient toutes les tauromachies commerciales, mélangées entre la française et l’espagnole, sans mise à mort, pour des raisons économiques ou politiques, étaient en droit de se poser la question de l’avenir de cet art, si malmené en France. On peut même être étonné de la “foi” qu’ils avaient dans cet art, souvent réduit à l’état de cirque de deuxième catégorie par les professionnels de la corrida eux mêmes.

Pero Gil est rassurant pour l’avenir car il pense qu’il est impossible de modifier la race, qui gardera ses instincts belliqueux. Par contre il déplore les héritages complexes qui obligent à mélanger les races et qui font disparaître des types, seuls Miura et Veragua semblent épargnés.

Georges de Frezals voit déjà la décadence de ce grand art : – même le public espagnol ne connaît pas les règles – les matadors se font payer aussi cher que les chanteurs – les toros n’ont que 4 ans – les pâturages en Espagne sont de plus en plus insuffisants – le transport des taureaux en chemin de fer est une catastrophe. Il préconise une solution franco-française : implanter des élevages en… Algérie…

Plumeta est  tout d’abord d’une rare méchanceté avec le public, traités de “philistins”, y compris dans le titre d’un chapitre. Philistins égale béotiens mais aussi mécréants, ce terme était peut être couramment utilisé à cette époque. Dans tous les cas, le public est largement constitué d’imbéciles, sans préciser de différences entre l’Espagne et la France. Plumeta prend régulièrement un ton docte pour refaire le règlement. Il dit les “erreurs” et il donne la “vérité”. A titre d’exemple, il s’insurge, il semblerait à juste titre, contre l’utilisation des banderilles de feu, jugées inadéquates, décomposant un taureau qui n’avait déjà pas besoin de ça, (et en plus, cela sent mauvais). Pour régler le problème, Plumeta propose que tout taureau qui ne supporte pas trois piques rentre au toril et soit remplacé. Il attaque alors avec véhémence les ganaderos et la présidence. Par contre il prend systématiquement la défense du torero, qui semble être victime de tout un système. On sent à travers son discours, l’importance d’avoir pratiqué.

 

Xavier de Cardaillac[19] arrive beaucoup plus tard. Il va clôturer la période qui nous intéresse ici. Nous sommes en 1921. Il exprime d’ailleurs, avec pas mal d’émotion, le plaisir qu’il a de retourner aux toros après cinq années d’interruption liées à la guerre. Il y revient à Bilbao, et il est saisi car il a l’impression d’avoir perdu tous ses repères, il subit un “modernisme forcené” dont les fioritures de passes fantaisistes lui semblent la confirmation. Son livre d’une certaine manière boucle la boucle en le concluant d’une très bonne bibliographie française critique, reprenant l’ensemble depuis Zolarde.

 


[1] Oduaga-Zolarde, Les courses de taureaux expliquées, Bayonne, 1854.

[2]Op. cit. p. XI.

[3] Pero Gil, La course de taureaux, description technique et pittoresque à l’usage des étrangers, Pau, 1887.

[4] Ned & Lancey,Guide tauromachique, Toulouse, 1900.

[5] Adrien Brun, La corrida illustrée, Bayonne, 1911.

[6] Jacques Boulenger et Émile Henriot, Animaux de sport, lévriers – taureaux – coqs, Paris, 1912.

[7] Georges de Frezals, “Courses au taureau et principes de tauromachie” in Revue Britannique, Paris, 1889.

[8] Léon Bloy,Christophe Colomb devant les taureaux, 1890.

[9] Docteur Ph. Maréchal, L’évolution de l’opinion publique sur les courses de taureaux, Paris, 1902.

[10] Laurent Tailhade, La corne et l’épée, Paris, 1908.

[11] Laurent Tailhade, La corne et l’épée, préf. de J. Durand, Paris, 1994.

[12] Antoine Martin, Rue Pergolèse, Castelnau-le-Lez, 1992.

[13] Marc Thorel, Toros et crinolines, les corridas au Havre en 1868, Nîmes, 1986.

[14] Armand Dayot, Les courses de taureaux, Paris, 1889.

[15] Plumeta, La tauromachie moderne, Nîmes, 1913.

[16] pseudonyme du revistero Ferdinand Parent.

[17] pseudonyme du revistero Louis Cassagne.

[18] ce livre était en fait dédié à Mosca et Nemo.

[19] Xavier de Cardaillac, Essai théorique et pratique sur les courses de taureaux, Mont-de-Marsan, 1922.