Observatoire National des Cultures Taurines

Observatoire National
des Cultures Taurines

I – Une écriture taurine française ?

Serge Milhé, né à Bayonne en 1949, aficionado “a los toros” et à la littérature taurine. Membre de l’Union des Bibliophiles Taurins Français. Co-auteur de “Tauromachie – Regards croisés”, Lacoste, 2002, pour la partie BD et livres pour enfants, et, en collaboration avec Bernard Rendu et Jean-Louis Rouyre, du “Dictionnaire Pertus” UBTF, 2009 (*)

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Aficionado et bibliophile taurin, j’ai petit à petit acquis au fil de mes lectures, la conviction qu’il existait une écriture, un parti pris littéraire, technique et historique propres à la France et  différents de ceux de l’Espagne. Pour aborder ce sujet, je vous propose de visiter les grandes périodes de l’histoire taurine française, à la lecture des témoignages et travaux littéraires qui ont cherché à informer, séduire, mettre en garde ou amuser, le bon peuple français, d’abord si peu instruit de la chose taurine et puis, de plus en plus sûr de son afición.

A l’image de son histoire, nous découperons le temps en trois grandes périodes, en nous basant sur deux dates clés : 1853 et la Grande Guerre.

Première période : « L’éveil à la tauromachie ou les récits de voyages ». Avant l’introduction de la tauromachie dans notre pays, des voyageurs français écrivaient déjà sur elle, et influençaient, à leurs manières, le grand tournant opéré par la tenue des corridas “impériales” de 1853 à Bayonne.

Deuxième période : « L’apprentissage de la tauromachie ou les encyclopédistes ». La France est envahie, jusqu’au Nord, par ce nouveau spectacle. Nous aurons une grande période pédagogique car il faut expliquer aux Français ce qu’est la tauromachie, mais aussi il faut se battre et lutter pied à pied pour la conserver sur notre territoire.

Troisième période : « Une afición en pleine maturité ». La Grande Guerre, ayant marqué un arrêt brusque de toute activité habituelle, a englouti les folles expériences taurines qui avaient lieu aux quatre coins de l’hexagone. Quand le monde  est redevenu civilisé, la tradition s’est fixée dans une zone géographique qui est à peu près telle qu’elle est actuellement. Naîtra alors une écriture riche, nouvelle et diversifiée.

« L’éveil à la tauromachie ou Les récits de voyages »

 Il nous faut considérer l’écriture taurine en langue française là où elle commence. Il semble que l’histoire de la tauromachie se perde dans la nuit des temps. En France, au sortir du Moyen-âge, il existe des jeux populaires avec les taureaux. On ne peut pas réellement parler d’écriture concernant cette forme de tauromachie qui ne devait pas être très organisée. Les traces de son existence apparaissent à travers un certain nombre de procès verbaux et interdits qui réglaient, souvent après coup, les problèmes posés par des courses “sauvages”, revendiquées par une partie de la population du Sud de la France. Les chercheurs reconstituent l’histoire à partir de la découverte de ces textes. A titre d’exemple, nous citerons le travail de l’archiviste des Landes, Michel Legrand[1], qui met à jour force procurations, lettres patentes, requêtes et autres délibérations.

Ce que l’on peut retenir comme une véritable écriture taurine, ce sont les récits de voyage en Espagne réalisés par nos compatriotes et annotés dans des carnets. Pour nous pencher sur cet aspect, nous nous appuierons sur deux auteurs éminents qui ont fait une grande partie du travail de recherche.

Le premier est Auguste Lafront, signant sous l’apodo de Paco Tolosa. En 1988, l’Union des Bibliophiles Taurins Français publie « La fête espagnole des taureaux vue par les voyageurs étrangers (du XVIe au XVIIIe siècle) ».[2] Cet important travail propose des extraits de 35 auteurs ayant pour diverses raisons, voyagé en Espagne et rencontré la tauromachie. Ces textes nous en donnent des visions comme le feraient des instantanés, avec la fraîcheur de la découverte et la naïveté liée au peu de  compréhension d’un jeu totalement étranger au narrateur. Paco Tolosa va d’ailleurs revendiquer l’importance historique de ces témoignages dans la connaissance de l’évolution de l’art taurin.

Le deuxième auteur est un spécialiste de l’histoire de l’Espagne : Bartolomé Bennassar. En 1998, avec Lucile Bennassar, il nous propose une anthologie des voyageurs français et francophones du XVIe au XIXe siècle, “Le voyage en Espagne” [3]. Cet énorme travail (1274 pages) est présenté par thèmes, et le thème tauromachique apparaît en tant que tel. 

  • Les récits du XVI° au début du XIX° siècle :

Que se soit sur le plan politique ou religieux, l’histoire de la France et de l’Espagne ont toujours été très liées. Pourquoi les Français allaient-ils en Espagne? Des milliers d’entre eux  suivaient les chemins de Saint Jacques de Compostelle. Cette “sœur” catholique va intriguer les Français. En même temps qu’elle représente une certaine pureté, comme à Saint Jacques, elle est la patrie des Infidèles, Maures et Juifs, elle sera aussi le pays de l’Inquisition. Tout cela l’opposera à la vision de splendeur et à l’attrait que représentera, pour une certaine “intelligentsia” française, l’Italie.

Cela n’empêche pas certains auteurs de, très tôt, s’inspirer du modèle espagnol. On verra comment la littérature française viendra chercher, dans l’histoire espagnole dès le XVIIe, une part de ce  romanesque. Corneille écrit le Cid, Scarron lui s’inspirera largement de l’Espagne. Il est peut-être le premier Français à utiliser la tauromachie dans une œuvre de fiction : Dom Japhet d’Arménie, ira combattre le taureau :

“Cependant qu’au péril de cent mille cornades

Je combats des Taureaux à grands coups de lançades”[4]
 

Les récits taurins de cette période sont, avant tout, des témoignages fort utiles pour la connaissance de l’évolution de la pratique de cet art. A l’époque, on peut supposer qu’ils n’ont pas intéressé beaucoup de monde. Nos chroniqueurs n’étaient pas des écrivains, même si certains en avaient le talent. Leurs écrits n’avaient pas un grand écho. Qui sont-ils? Citons l’“aide de chambre” à la cour de Charles Quint, Laurent Vital dont le récit date de 1517; François Bertaut qui voyage en tant que conseiller dans la suite du Maréchal de Grammont; la Comtesse d’Aulnoy qui en 1679 relate un voyage réalisé dix ans plus tôt, l’authenticité de ses écrits étant remis en question par certains; Jacques Carel de Sainte-Garde, secrétaire de l’archevêque d’Embrun envoyé deux ans à Madrid…. Et bien d’autres encore, qui n’ont jamais connu la notoriété des auteurs de XIXe siècle.

Puisque l’on ne va pas visiter l’Espagne pour sa “culture”, on y va pour affaires : affaires religieuses, politiques, diplomatiques ou militaires.

Le XVIIIe ne va pas améliorer la situation. Sur le plan de l’histoire franco-espagnole, on peut retenir un événement important. Les Bourbons, en la personne de Philippe V, s’installent sur le trône d’Espagne en 1701, ce qui ne changera pas fondamentalement la vision des Français sur l’Espagne. Les philosophes du siècle des lumières ont plutôt tendance à dénoncer l’Espagne de l’obscurantisme et de l’inquisition.

  • Les récits du XIX° siècle :

Même si cela n’a rien à voir avec le tourisme, les voyages s’améliorent, s’organisent. Les relations politiques entre les deux pays ne sont pas vraiment bonnes en ce début de siècle. La France sort de la Révolution pour rapidement entrer dans l’ère napoléonienne. Cette période extrêmement violente entre les deux pays, au lieu de freiner les relations en a, semble-t-il, accéléré l’importance. Même s’il reste un bon nombre de voyageurs français anonymes, une nouvelle vague va émerger. Ce sont des auteurs reconnus par un grand nombre de lecteurs français : Victor Hugo, Prosper Mérimée, Alexandre Dumas et Théophile Gauthier. La grande différence avec le siècle précédent réside dans le fait que leurs témoignages n’apportent pas grand-chose à la connaissance véritable de la tauromachie dont les règles étaient déjà clairement fixées. Ce qui va être important à considérer, c’est l’attrait qu’ils exerceront sur le public français.


 Gravure d’Eugène Giraud,  du livre d’Adolphe Desbarolles, “Les deux artistes en Espagne”, 1855.
Giraud et Desbarolles ont accompagné Alexandre Dumas dans son périple en Espagne.

Mais avant de revenir sur le travail de ces auteurs, voyons quel a été le moteur de leurs démarches. On peut penser que l’Espagne va en ce siècle représenter un champ d’expérimentation extraordinaire. L’Espagne reste sauvage, exotique donc. Elle est toute entière à découvrir, et tout ce qu’elle présente, même un peu “cliché”, est bon pour mettre de l’intrigue, du mystère, du mystique dans une éventuelle œuvre. Quand on lit Hugo ou Gauthier, on voit bien que passé Bordeaux, c’est l’aventure. Les Landes sont un désert humide et abandonné, le Pays Basque n’est pas forcement accueillant. Question aventure,  il y a de quoi s’en mettre sous la dent : les routes incertaines avec les brigands, les diligences  souvent escortées, la pratique religieuse toujours aussi étrange, l’Inquisition qui ne sera abolie qu’en 1834, les troublantes processions de pénitents et de flagellants, et bien sûr, ces sanglantes corridas qui déchaînent la passion de tout un peuple pourtant si proche de nous.

De toute cette matière, nos écrivains vont se saisir pour donner à leurs contemporains, soit à travers des récits de voyages, soit à travers des textes de fiction, une image troublante et en tous les cas attrayante de l’Espagne.

Nous pensons pouvoir dire que ces auteurs, même s’ils n’ont rien écrit sur la tauromachie, comme Victor Hugo, ont ouvert la porte à celle-ci dans l’imaginaire des Français.

Prosper Mérimée, grand voyageur, sera avant tout un passionné de l’Espagne, d’ailleurs ses lettres d’Espagne et notamment « les combats de Taureaux de 1830 »[5]sont particulièrement intéressantes. Ce qui restera le plus fort de son œuvre sera « Carmen », non pas par son toréador, bien plus important chez Bizet que chez Mérimée, mais peut être par l’effet catalyseur de cet engouement de nos compatriotes pour ce pays voisin. Alexandre Dumas fantastique auteur dramatique, parcourt toute l’Europe et L’Afrique du Nord. Il va en Espagne en tant qu’historiographe dans le cadre d’une mission diplomatique, et en 1847 il publiera « Impressions de voyage de Paris à Cadix ». Il y décrira, entre autres, une corrida madrilène. Il sera aussi question, dans ses écrits, de tauromachie française puisqu’il décrira des ferrades dans ses chroniques de voyages dans le midi de la France. Théophile Gauthier, enfin, grand voyageur lui aussi, sera reconnu comme un maître du genre en particulier grâce à son « Voyage en Espagne » publié à partir de 1840 et « La tauromachie » en 1843, ces deux récits ayant paru d’abord dans des revues, mode de parution propre à l’époque, qui aura une importance capitale.

Ces quatre auteurs déterminants, sont tous nés avec le siècle (entre 1802 et 1811), leurs textes sur l’Espagne paraissent en 1830 pour Mérimée  et dans les années quarante pour les autres. Bien sûr l’écriture n’est pas la seule raison, mais en 1853, la vague taurine va envahir la France, au point de la submerger en 1900. Cette écriture propre à cette période, a donc préparé l’appétit et la curiosité d’une France tournée vers une recherche d’exotisme et de romanesque. Tous ces récits de tauromachie inclus dans des récits de voyage, ont forgé un goût pour une sensation aussi nouvelle que troublante.

D’autres auteurs, et pas des moindres, vont participer à ce mouvement, en particulier, Edgar Quinet et Jules Clarétie, tous deux comme Mérimée et Dumas, académiciens.


Illustration de Valentin Foulquier de “Souvenirs d’Espagne” de Eugène Poitou,
Mame éd. 1880

En dehors du fait que les opinions soient très partagées, on peut dire que face à ce spectacle le voyageur français est généralement fasciné. S’il ne l’est pas par le spectacle lui-même, qu’il trouve pour certains, répugnant, il décrit souvent l’enthousiasme du peuple espagnol, sa capacité, même s’il est pauvre, à s’offrir ce spectacle. Tous sont éblouis par le luxe ou le chatoiement des habits et l’ordonnancement de ce spectacle. Le sort réservé aux chevaux reste souvent difficile à supporter. Certains se questionnent car, normalement, à la vue de ce sang ils devraient fuir, mais ils sont fascinés. “Je reste seul cloué à mon banc; tous mes membres sont brisés par la fièvre. Ce mélange de meurtre, de grâce, d’enchantement, de carnage, de danse, me laisse dans l’accablement et la stupeur” [6]écrit ainsi Edgar Quinet.

 
Illustration de A. Chapon de “Autour de la Méditerranée” de Marius Bernard,
Laurens éd. 1895

A suivre : deuxième partie « L’apprentissage de la Tauromachie ou les encyclopédistes » et troisième partie « Une aficíon en pleine maturité »

 

[*]“Dictionnaire Pertus” diponible à UBTF Diffusion, 4 plan de Thau, 34540 Balaruc les Bains, 04 67 80 06 13, ubtfdiffusion@orange.fr


 


 [1] Michel Le Grand, Les courses de taureaux dans le Sud-Ouest de la France jusqu’au début de XIXe  siècle, Jean-Lacoste, 1934.

[2]Auguste Lafront, La fête espagnole des taureaux vue par les voyageurs étrangers, UBTF, 1988.

[3]Bartolomé et Lucile Bennassar, Le voyage en Espagne, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1998.

[4]Paul Scarron, Dom Iaphet d’Arménie, 1659. voir P. Scarron, Don Japhet d’Arménie, texte établi, présenté et annoté par Robert Gaparon, Soc. des textes français modernes, 1967.

[5]Prosper Mérimée, Les combats de taureaux en 1830, Climats, 1994.

[6]Edgar Quinet, Mes vacances en Espagne, L’Harmattan, 1998, fac-similé de l’édition de 1857, p.40.