Quand le philosophe répond au moine
A la suite de l’interdiction de la corrida en Catalogne, le moine bouddhiste Matthieu Ricard à écrit, dans Le Figaro du 4 août 2010 un article que vous trouverez ici, en format PDF.
Francis Wolff lui a répondu dans le même journal par un article qu’il nous a donné à reproduire, ci-après :
L’interdiction de la corrida :
triomphe ou défaite des valeurs humanistes ?
L’article de l’écrivain bouddhiste Matthieu Ricard (Le Figaro du 4 août) intitulé « L’interdiction de la corrida : un pas vers la civilisation » pose trois problèmes éthiques. Il y a celui qu’il aborde, la légitimité de la corrida. Mais malgré lui il touche en même temps à deux autres questions. Une « autorité morale » peut-elle s’autoriser elle-même des mensonges ? Est-ce moral ? Peut-on vouloir imposer à tous un mode de pensée qu’on a choisi pour soi ? Est-ce juste ?
La morale bouddhiste a cependant le mérite de la clarté. Matthieu Ricard met sur le même plan toutes les pratiques humaines impliquant la mort d’un animal et il condamne indistinctement le fait que des hommes « s’octroient le droit de disposer de la vie d’autres vivants pour manger, s’enrichir, faire du sport, se divertir… ». Il faut donner raison à ses prémisses : lorsque le mode de vie végétarien sera obligatoire, il sera temps de prohiber la chasse ou la pêche sportives et toutes les tauromachies. Le respect absolu de la vie humaine est assurément un des fondements de la « civilisation ». Mais pour ceux qui n’ont pas embrassé le mode de pensée, fort honorable, des moines tibétains, l’idée de respect absolu de la vie paraît contradictoire avec l’idée même de vie. Un animal (donc aussi un homme) ne peut vivre qu’au détriment du vivant. Pourtant, le propre de l’homme, c’est que, contrairement aux « autres animaux », la mise à mort s’accompagne, dans toutes les « civilisations », d’un rituel expiatoire. La corrida est précisément cette cérémonie tragique et festive. De ce point de vue, elle est infiniment plus « civilisée » que l’élevage industriel et la mort mécanisée des bêtes dans les usines à viande. Est-on sûr d’ailleurs, qu’entre la vie de quatre ans entièrement libre d’un taureau de combat qui s’achève pas quinze minutes d’un combat dans l’arène, et une non-vie de courte durée qui s’achève à l’abattoir, la « civilisation » soit du côté de la seconde ?
Pour abattre ce qu’il estime être le Mal, M. Ricard s’autorise des contre-vérités éculées que les militants prohibitionnistes les plus convaincus n’osent plus employer, de crainte d’être ridicules, de desservir leur combat ou de devoir en répondre devant les tribunaux ; par exemple, « injection de vaseline dans les yeux, aiguilles dans les testicules, coins de bois entre les onglons, coups de planches sur l’échine, etc. ». On a peut-être le droit de tout ignorer des pratiques que l’on condamne du haut de sa chaire morale. On peut aussi tout ignorer du monde animal. Mais on n’a pas le droit, au nom de la prétendue justice de sa Cause, d’inventer des citations du Journal de Delacroix, de tromper son monde en faisant croire qu’un taureau perd aux piques « la moitié de son volume sanguin, soit sept litres » (sic : on sait qu’un taureau de combat de 500 kg a environ 37 litres de sang et qu’il en perd rarement plus de 2 !), ni de ramasser les accusations les plus ineptes. On s’étonne qu’un moraliste soit persuadé que sa fin justifie tous les moyens.
Il en va de même de l’imputation de « torture ». C’est une des pratiques les plus abominables du monde. Mais appeler n’importe quoi torture, c’est banaliser l’usage du mot. « Torturer » un homme, ou même un animal, c’est s’attaquer à un être sans défense. Or c’est contraire au sens même de la corrida : sans la combativité naturelle de l’animal, elle serait une simple boucherie dont il n’y aurait aucune raison de faire un « spectacle ». Et sans le risque permanent de la mort du torero, elle n’aurait aucune valeur : on ne sache pas que ce soit l’éthique des tortionnaires ! Ajoutons que, lorsqu’on fait souffrir un mammifère, il fuit : c’est la réaction naturelle de l’animal face à une agression. Or le « taureau de combat » loin de fuir, redouble ses attaques — preuve qu’il ressent ses blessures non comme une souffrance mais comme une incitation au combat.
Reste que tout cela ne suffirait pas à faire de la corrida un art ni une tradition respectable. Alors, pour ceux qui n’ont jamais eu l’occasion d’être bouleversés par sa puissance sublime, pour ceux qui imaginent les aficionados comme une race d’humains sans humanité, on ne veut que rappeler le nom de tous ces artistes et écrivains, au moins aussi sensibles à la vie et à la souffrance que les autres hommes, les Mérimée, Lorca, Cocteau, Hemingway, Montherlant, Bataille, Leiris, Manet, Picasso, etc. Se pourrait-il qu’ils ne fussent que des pervers assoiffés de sang ? Serait-il possible qu’un profane qui n’a jamais vu de corrida en sache plus qu’eux sur ce qu’elle est vraiment et sur ce qu’ils ressentaient, eux, du fond de leur sensibilité et avec tout leur art ?
On dira peut-être : l’évolution des mœurs condamne, aujourd’hui plus que jamais, le spectacle de la souffrance. Sans doute. Mais nul ne va à une corrida pour « voir souffrir » un animal, mais pour être envahi par l’admiration envers la vaillance de l’homme face à la bravoure du taureau. Nous sommes quelques-uns à n’avoir jamais pu souffrir le spectacle du poisson pris à l’hameçon — un « un être vivant qui n’a pas commis le moindre tort », comme dit Matthieu Ricard ; mais il ne nous est pas venu à l’esprit de demander l’interdiction d’un innocent loisir au nom de la « civilisation » ni d’accuser ses adeptes de cruauté. C’est une question de sensibilité. Elle autorise certains esprits honorables à penser que le torero martyrise une bête, et d’autres, non moins estimables, à voir en lui un homme d’honneur qui a l’audace de défier un fauve au péril de sa vie — pour la grandeur du geste, pour créer de la beauté avec sa peur et la nôtre ou pour affirmer son humanité en hissant sa liberté au-dessus de son attachement « animal » à sa propre vie. Et cette sensibilité n’est pas moins mobilisable qu’une autre devant la souffrance des hommes ou des bêtes ni moins consciente des exigences morales de la « civilisation ».
Francis Wolff
Professeur de philosophie à l’Ecole normale supérieure (Paris)