N.D.L.R. : François Zumbiehl professeur de littérature classique et docteur en anthropologie, a été conseiller culturel à l’Ambassade de France en Espagne et, plus récemment, directeur adjoint de la Casa de Velázquez à Madrid. Il est actuellement chargé de mission à l’Union latine.
Le vote catalan sur la prohibition de la corrida s’explique en grande partie par les arrière-pensées politiques que l’on sait. Il n’en a pas moins servi de caisse de résonance, au cours du débat, à l’argument massue ressassé comme une éternelle banderole par les anti-taurins : le public qui vient aux arènes n’est mû que par un seul motif ; le plaisir de voir « torturer » un animal. Le croient-ils vraiment ? Toujours est-il que cette calomnie grossière est une insulte à la sensibilité des aficionados. Il est temps, me semble-t-il, que ceux-ci réagissent et, à défaut d’être compris, exigent le respect minimal auquel ils ont droit. Car enfin, comment le prendrait la confrérie des pêcheurs si l’on déclarait que leur seul plaisir est de voir se tortiller le poisson, agonisant de longues minutes par asphyxie à sa sortie de l’eau, ou celle des gastronomes si l’on assurait que leur palais s’affine au souvenir de la langouste ébouillantée vivante ?!
Les adversaires de la corrida ont-ils jamais pris le temps de nous demander les raisons profondes de notre afición ? Mais nous ? Chacun de nous, en particulier, a-t-il cherché au fond de lui-même les sentiments qui l’animent pour tenter de convaincre l’opposant, ou du moins de nouer le dialogue, si tant est que celui-ci puisse jamais s’appuyer sur la bonne foi ? C’est le moment de nous y efforcer, ne serait-ce que pour nous conforter nous-mêmes, et pour défendre au grand jour ce que nous estimons être notre culture, qui doit donc pouvoir être explicité par des mots et des arguments. Face à l’invasion galopante du « politiquement correct », et de la dictature qu’il entend instaurer, le temps est fini où nous pouvions vivre notre passion en toute innocence, sans nous occuper des jugements extérieurs. Tout aficionado, aujourd’hui, doit se faire militant, et communiquant.
Je sais bien que ce n’est pas toujours aisé de porter sur la place publique des émotions intimes qui ont construit notre personnalité sans que nous y réfléchissions trop ou que nous éprouvions le besoin de les justifier. Si je m’en tiens à mon propre vécu, je pense que l’afición constitue la manière la plus radicale de replonger dans le monde de l’enfance, d’y retrouver, presque intacts, les archétypes de nos peurs, de nos rencontres avec la mort et de nos désirs d’éternité. Pourquoi j’aime la corrida ? Parce que tout en respectant l’espace dévolu à l’ombre dans l’arène et dans la vie – rien n’est plus clairvoyant que ce spectacle, allant parfois jusqu’au sordide – elle fait en sorte que ce soit la lumière qui ait toujours le dernier mot. Elle est par excellence une fête de transfiguration et de résurrection. De la fragilité d’un homme, dont l’instrument est un leurre – autant dire quelque chose proche du néant -, de sa sueur et de sa peur surgit un miracle : la violence et la brusquerie se soumettent à sa conduite, elles s’engouffrent dans l’espace apaisé que leur ouvre la cape ou la muleta ; elles renoncent à leur aspect redoutable pour devenir la basse chantante d’une lenteur indicible que le torero parvient à dessiner sur le sable, par laquelle lui-même commence à flotter avec l’extrême douceur « des choses qui ne sont pas de ce monde », selon la belle expression du maestro Pepe Luis Vázquez. Ses poignets s’endorment en berçant du même coup le toro. Nous savons bien qu’il ne tardera pas à se réveiller, ou que la mort, dans tous les cas, va surgir et nous ramener tous à la réalité. Nous savons bien que la plus légère saute de vent, le plus léger désaccord entre l’homme et la bête vont bousculer ce rêve ; que cette étrange éternité va finir et ne se reproduira jamais plus dans les mêmes circonstances (c’est d’ailleurs pour cela qu’elle nous paraît si précieuse et qu’elle peut arracher des larmes à un Belmonte et aux plus endurcis). Il n’importe. Tant qu’elle dure elle nous communique la saveur du paradis perdu où tout retrouve sa juste place, dans ce monde de l’harmonie réconciliée.
Il revient à chacun de nous de dire, comme j’ai tenté de le faire, ce qui, à titre personnel, le pousse à revenir à chaque occasion aux arènes, malgré les innombrables déceptions qu’il lui faut essuyer au cours d’une vie d’aficionado. Et, une fois cela fait, nous ne devons pas hésiter à unir nos voix, en la faisant entendre au besoin par les politiques, pour défendre ensemble ce patrimoine qui nous est commun et que nous gardons l’espoir de transmettre à nos enfants, en dépit de ceux qui ont décidé de le saccager.