Note de la rédaction : Pierre Traimond nous livre ici une brève et dense analyse (résumé de son ouvrage) pour montrer que l’économie de la corrida, encore top souvent engluée dans les pittoresques mœurs picaresque de l’Espagne des siècles passés, est relativement trop faible et trop fragile pour supporter, à elle seule, la pérennité du fait taurin. |
Auteur de « Économie et gestion de la corrida », Éditions Gascogne, 2011, je voudrais insister sur les fondements de ma démarche. La corrida repose sur un triptyque public, toros, toreros. Chacun a ses moyens pécuniaires, son budget et tous les trois évoluent de concert. Le mur des entrées marque les limites de la rentabilité et de l’existence d’une plaza. Les toros, objet de négoce, connaissent un long cheminement qui va de grands espaces sauvages à la production de spectacles urbains, partagés entre un artisanat ancestral et des usines à bétail modernes. L’escalafon (l’échelle)[i] des toreros s’élève du monton (tas, au bas de l’échelle il y a le gros tas des médiocres)au numéro un de chaque temporada pour le nombre de corridas toréées, El Fandi depuis 2005, avec une mise à jour hebdomadaire dans des journaux spécialisés ou sur Internet.
Je crois en avoir souligné l’ordonnance à travers les trois pyramides de l’Offre sur le marché taurin, celle des toreros, celle des toros et leurs escalafones, celle des empresas. Ces pyramides se confrontent à une quatrième, celle de la Demande, formée des villes taurines et la dominent de tout leur poids. Les trois organisations pyramidales de l’Offre de corridas dépendent de décisions prises au sommet par les têtes d’escalafones où le nombre de prestations se combine avec les rémunérations extrêmes qui les accompagnent dans quelques cas. Le mundillo s’ordonne autour de la confrontation de quelques grands empresas (organisateurs)et de quelques apoderados (imprésarios)de grands toreros dans un mélange de compétition et de coopération. Face à ce phénomène, la Demande subit toutes les pressions. En tête de cette organisation pyramidale, les apoderados du Juli et de Ponce composent avec Taurodelta, organisateur de près de cent spectacles majeurs en 2011, suivi de Chopera, 62 spectacles, Simon Casas, 61 spectacles, Matilla, Serolo, Jalabert et Lartigue. La Demande dépend des grandes plazas, Madrid, Séville, Valence, Pamplona, Bilbao, Nîmes, investies par les grands empresas.
Contrairement à une opinion répandue où seules la réussite et la richesse sont prises en compte, le marché taurin se caractérise d’abord par une instabilité et une précarité sans égales. Il supporte mal la concurrence des forces vives de l’économie dans chacun des huit pays concernés, Espagne, France, Portugal et outre Atlantique, Mexique, Colombie, Venezuela, Équateur, Pérou.
Pour s’en tenir à l’Éspagne, pays-phare du mundillo, en comptant les subventions, les ressources médiatiques et les recettes de la saison des professionnels espagnols en Amérique, le chiffre d’affaires global peut atteindre deux milliards d’euros, une goutte d’eau face aux 1.400 milliards du produit intérieur brut, soit 12 % du PIB de l’Union européenne. L’agriculture espagnole exporte en 2010 pour trois milliards d’huile d’olive et 17 millions d’hectolitres de vin, premier exportateur au monde.
L’essor de l’économie espagnole à la fin du XXe siècle et au début du XXIe , apparaît à travers la réussite bancaire de BBVA et de Santander, de dimensions mondiales, ou encore de Telefonica ou d’Inditex pour le textile. Avec 11 milliards de chiffre d’affaires, les magasins Zara deviennent les premiers au monde pour le prêt-à-porter.
Chaque année, sur 160.000 têtes de bétail brave, 12.000 environ, soigneusement sélectionnées, font l’objet de mise à mort. Les trois quarts de ce cheptel servent à des fêtes populaires souvent de rue, encierros, recortadores, pour un chiffre d’affaires qui excède celui de la corrida, même si la plupart des bêtes aboutissent à l’abattoir.
L’Espagne taurine relève d’une économie dualiste, caractéristique de pays en développement. D’un côté, un secteur en pointe, urbain, vit dans une société de consommation. De l’autre , les grands espaces ruraux souvent latifondiairres, de plus en plus désertés, conservent la tradition dans une misère ancestrale que viennent partager des émigrés. La crise du début du XXIe siècle accentue le contraste entre ces deux mondes quand 21 % de la population active connaît le chômage, le tiers en Andalousie.
Cette fragilité montre que la raison d’être de la corrida, sans négliger les retombées pécuniaires du tourisme et des activités festives, procède d’abord d’un phénomène de civilisation qui mérite d’être défendu. Elle procède d’une économie de la culture avant d’appartenir à celle des loisirs. Elle interpelle «Notre humanité», titre d’un ouvrage de Francis Wolff et nous rappelle, s’il en est besoin, que l’homme, seul animal capable d’action morale, sait obéir à des valeurs universelles.
Je définis la culture comme une construction intellectuelle qui consacre et pérrenise une activité sociétale. Paco Tolosa a écrit naguère « La Corrida, tragédie et art plastique» où il avance: dans un « drame de la création, à tout instant menacé de destruction », « le matador se trouve dans la nudité, la solitude du dernier combat, devant une responsabilité autrement redoutable que celle de l’écrivain devant la feuille blanche, du peintre devant la toile, du sculpteur devant le bloc de glaise ou du danseur devant le rtideau de velours
Ces valeurs méritent une reconnaissance. Un café de Barcelone s’appelle « Souvenir de l’avenir », tout un programme qui me suggère quatre remarques.
D’abord, produit de luxe, la corrida se sauvera grâce au tourisme et aux loisirs d’une société de consommation qui gagne les pays émergents, notamment en Amérique Latine.
Ensuite, porteur d’une tradition difficile à effacer, il représente un folklore au sens d’ «une vie populaire au sein de sociétés civilisées ».
De plus, mal connu, vilipendé, il subsiste mondialement dans une imagerie populaire Ainsi, la Carmen de Bizet, opéra qui date de 1875, donc de l’expansion de la corrida, célèbre cette dernière partout dans le monde.
Enfin, je citerais Michel Serres dans les « Incandescents »,: « Toute la culture humaine émerge de gérer, aussi bien et en même temps que celle des hommes, la violence et la désolation de la nature ». Et il ajoute : « Gérer la diversité biologique, protéger les espèces en voie de disparition, nous oblige à intervenir dans la lutte pour la vie ». Ces réflexions concernent tout particulièrement les écosystèmes taurins.
Maître de conférences honoraire en sciences économiques
à l’Université de Paris I-Panthéon-Sorbonne (en 2004).
« Économie et gestion de la corrida », Éditions Gascogne, 2011
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[i] En caractères italiques et entre parenthèse, les traductions de mots espagnols ont été ajoutées par la Rédaction.