Jean Lacouture est sans conteste un des plus prestigieux observateurs engagés du XXe siècle. Journaliste, apôtre de la décolonisation, l’esprit ancré résolument à gauche, il se signale par un nombre impressionnant de livres, et en particulier par ses biographies consacrées à de Gaulle, Mitterrand, François Mauriac, Malraux, Mendès-France, Léon Blum…
Son ouvrage Signes du taureau (Julliard, 1979), recueille ses chroniques taurines les plus savoureuses, publiées dans le journal Le Monde. Et il a bien voulu, ici, nous livrer son témoignage sur son afición.
Propos recueillis par François Zumbiehl :
F.Z. : Parlons d’abord du jeune aficionado que vous avez été à Bordeaux. Comment est née votre passion taurine ?
J.L. : Mon père était chirurgien des arènes de Bordeaux. Il était aussi chirurgien du Grand Théâtre, où il n’avait pas beaucoup l’occasion d’intervenir ! Mes parents n’hésitaient pas à parler de leur afición devant moi, à table, et ils la pratiquaient durant les deux ou trois corridas organisées aux arènes du Bouscat, dans les années 30. Par ailleurs, mon père a opéré le grand critique taurin Don Severo, qui écrivait dans La Petite Gironde. Il employait dans ses comptes rendus des corridas de Bordeaux, de Bayonne, de Mont-de-Marsan des images très originales. C’était une figure, et pas seulement dans le Bordeaux de l’afición. Il m’a beaucoup impressionné lorsqu’il est venu dîner à la maison. J’avais treize ans. Et en 1936, l’année de mes quinze ans, mon père et ma mère – une sainte femme, mais très aficionada ! – m’ont amené aux arènes du Bouscat. Je me souviens de l’affiche : Lalanda, Ortega et Barrera. C’était ce qui se faisait de mieux à l’époque. Le spectacle m’a paru comme une suite des Trois Mousquetaires ; le comble de l’aventure et du risque couru par un homme. J’ai trouvé admirable que le type expose ainsi sa poitrine devant des bêtes redoutables (elles le sont encore, quelquefois). Conduit par mes parents, qui étaient manifestement une caution morale, d’emblée j’ai été ébloui par « la fête du courage et des gens de cœur », comme on le chante dans Carmen. La guerre est survenue, interrompant les corridas. Mais je me souviens, comme si j’y étais, de la corrida à Bordeaux, quelques temps après la Libération : un mano a mano entre Aparicio et, je crois, Antoñete. Six coups d’épée ont suffi pour tuer les six taureaux. Magnifique !
Rentrant à Paris, et travaillant au journal Combat, mon récit a tellement amusé le rédacteur en chef, Jean Fabiani, un Corse peu familier avec les toros, qu’il m’a dit de l’écrire pour le journal : « On va se faire engueuler, mais ça ne fait rien. » L’article m’a valu, en effet, trois ou quatre lettres d’insulte. Mais, dans l’ensemble, ce risque pris pour la tauromachie ne m’a pas porté ombrage. Plus tard, au Journal Le Monde, Beuve-Méry, qui n’était pas particulièrement attiré par la corrida, m’a invité à écrire de temps à autre sur ce sujet qu’il estimait « pittoresque ». Il m’a même dissuadé d’utiliser un pseudonyme, comme je le lui proposais. Son successeur, Fauvet, n’allait pas aux arènes, mais aimait l’évocation de cet étrange culte sous ma plume. J’ai également commis quelques chroniques taurines au Nouvel Observateur, un journal plus libre d’allure. Jean Daniel, sans être vraiment aficionado, est allé quelquefois voir des corridas, et pour lui ce n’était pas un problème.
F.Z : Quels sont les toreros de votre jeunesse et de votre maturité qui vous ont le plus marqué ?
J.L. : El Estudiante m’avait beaucoup plu, mais Ordoñez domine tellement cet art que je ne saurais presque parler que de lui. Dans les années 70 j’ai été très impressionné par un torero austère, janséniste, Santiago Martín El Viti. Après la religion Ordoñez, c’est lui que je placerais au plus haut. Avant eux, dans le temps, j’avais aussi aimé Victoriano de la Serna. Récemment, j’ai été assez emballé par le Juli, dont j’ai vu la présentation en France lorsqu’il avait dix-sept ans. Je n’aime pas les toreros batailleurs. J’ai détesté le Cordobés, surtout dans sa période de décadence ; plus il toréait mal, et plus il était acclamé par les foules. J’ai commencé, à ce moment-là, à m’éloigner de l’arène.
F.Z. : Et si vous deviez ne retenir que le souvenir du plus bel instant taurin que vous avez vécu, quel serait-il ? Je me souviens de votre enthousiasme après une prestation magnifique de Paquirri à Dax, sous un orage, en 1977…
J.L. : C’est vrai, mais il n’était pas le genre de torero que je préférais ; un peu trop athlète pour mon goût. Je suis plus ému par le torero maigrichon. Je suis très sensible à l’opposition entre la minceur, la fragilité de l’homme, et la puissance vitale du taureau. La corrida est quelque chose qui doit nous faire ressentir un peu d’effroi. C’est pour cela que Luis Miguel Dominguín, dont la beauté séduisait ma femme, ne me captivait pas ; il était tellement magistral qu’il n’apportait pas beaucoup d’émotion tauromachique.
Quant à la corrida de ma vie, c’est peut-être celle des six coups d’épée, dont j’ai parlé tout à l’heure. J’étais avec mon père, qui avait alors près de 80 ans. Il m’a dit : « Après ça je ne pourrai plus aller aux arènes. C’était trop beau, trop parfait ; je m’arrêterai là. » J’aimais beaucoup mon père et cette conclusion m’a impressionné.
F.Z. : Mais qu’est-ce que c’est, l’émotion tauromachique, pour vous ?
J.L. : L’émotion est d’abord esthétique, comme celle qu’on éprouve devant une belle statue. Mais elle est à double composante. C’est un peu comme l’émotion qu’on éprouverait pour Praxitèle, si Praxitèle était suspendu à un fil au-dessus du Niagara. On l’admirerait encore plus ! La tauromachie, c’est le double sentiment de la beauté et de l’angoisse. On peut aussi parler de charité chrétienne à l’égard d’un homme qui met sa vie en jeu.
F.Z. : Vous qui êtes un aficionado plus que chevronné, comment voyez-vous l’évolution de l’art tauromachique ? Est-ce qu’elle vous inquiète ?
J.L. : Je ne sais que dire. Je lis de temps en temps les articles – excellents ! – de Zocato dans Sud-Ouest, mais j’ai peur que la tauromachie ne soit vouée à une décadence, de caractère socio-politique. La corrida ne va-t-elle pas paraître trop étrangère aux mœurs du XXIe siècle, et de ce fait risquer d’être condamnée au déclin par de trop « vertueux » pouvoirs ? Dans vingt ans sera-t-elle encore là ? J’avais emmené Audiberti, très grand poète, à une corrida. Il avait aimé cela, mais m’avait dit : « C’est beau, mais la corrida, sociologiquement, bat de l’aile. » Si cela se produit réellement, on pourra le regretter. C’est un art, qui vient d’être reconnu officiellement en France par un comité du ministère de la culture, et, personnellement, je regretterais profondément sa disparition. Je comprends qu’on la conteste, comme on conteste – ou on a contesté – un certain nombre de choses qui sont belles, par exemple la nudité en art. Je regretterai les taureaux, de même que les dames dévêtues.
F.Z. : Mais faudrait-il alors que la corrida s’adapte à la modernité, comme certains le réclament aujourd’hui ; qu’on réduise ou élimine les éléments sanglants… ?
J.L. : Il est possible qu’elle tourne comme cela, mais ce sera un appauvrissement. Une certaine cruauté ou violence fait partie de son caractère, de même que pour le rugby que j’aime aussi, passionnément. Nous sommes des êtres partiellement féroces, puisque nous mangeons des bêtes qui ne nous ont rien fait. Et qui a assisté à l’exécution d’un cochon dans la ferme familiale, sait que c’est vraiment répugnant. La vie ne peut pas être faite que de bonté. Elle porte ses pointes, s’il est vrai qu’il faut en limiter les cruautés. Elle doit avoir ses moments d’excès, de même qu’un beau paysage a ses altitudes.
F.Z. : Mais, vous le savez, la tauromachie n’est pas « politiquement correcte » en ce moment. Il y a un phénomène de censure dans beaucoup de médias parisiens….
J.L. : Oui, le comble de la haine anti-tauromachique appartient, me semble-t-il, à M. Philippe Val, directeur d’une radio française, qui s’est exprimé avec une violence et une brutalité inadmissibles contre des gens, et même contre un aspect de la civilisation occidentale qui comporte des desservants illustres. De grands poètes, de grands peintres ont aimé réellement la tauromachie. Que moi, qui l’aime, je sois considéré comme un gougnafier par ce monsieur, je le veux bien, mais je ne lui reconnais pas le droit de traiter de la sorte Pablo Picasso, tel grand poète espagnol ou français, Jean Cocteau, Ernest Hemingway, artistes considérables qui ont adoré la tauromachie.
F.Z. : Cela est dû en grande partie au fait que dans nos sociétés urbanisées le rapport entre l’homme et l’animal a été radicalement modifié, et que les animalistes, de leur côté, sont devenus pour beaucoup des fondamentalistes.
J.L. : S’ils sont végétariens, je veux bien prêter l’oreille à leurs arguments, mais dès lors qu’ils mangent une gibelotte de lapin je ne leur reconnais pas le droit de se proclamer professeurs de vertu pour la défense de la vie des animaux.
F.Z. : L’inscription de la corrida à l’inventaire du patrimoine culturel immatériel, réalisée en France et en passe de l’être dans d’autres pays, s’est faite au nom de la protection de la diversité culturelle et des minorités qui adhèrent à ces différentes cultures. Partagez-vous cette préoccupation?
J.L. : Je n’exporterais pas la tauromachie à Metz ou Roubaix. Je pense que c’est une part importante du génie méridional. Elle a les accents de Carmen, bien que Bizet fût parisien. Je ne souhaite pas du tout son élargissement. Je pense qu’on doit la respecter dans les lieux où elle pousse comme telle ou telle catégorie d’arbres méditerranéens, ou comme les pins des Landes. Elle appartient à la méridionalité française et au génie espagnol. Le Nord a les combats de coqs, le Midi les combats de taureaux, avec cette différence que ces derniers peuvent donner lieu à des moments d’art indubitables, et qui ont inspiré de grands artistes, contrairement aux combats de coqs.
F.Z : Que pensez-vous du stéréotype dont on a usé et abusé, à savoir qu’aimer la corrida est le propre d’un esprit de droite, la réprouver est le propre d’un esprit de gauche ?
J.L. : Certes, il est tentant de penser que la tauromachie s’adresse plutôt à ceux qui ont le goût de l’aristocratie, du geste rare, à ceux qui portaient l’épée autrefois. Mais non : j’ai trop hanté les arènes d’Arles, de Mont-de-Marsan et de Dax pour savoir que s’y mêle un nombre égal de gens du peuple et de grands bourgeois. Au surplus le prix des places n’y est pas plus élevé que pour les grands matchs de football.
F.Z. : Puisque vous êtes avant tout un homme d’écriture, je suis conduit à vous demander quels sont les livres sur la tauromachie qui vous ont marqué, et si en général le sujet s’est prêté à de la bonne littérature.
J.L. : Sans parler des actuels, Popelin était un admirable connaisseur, et certains de ses textes ont une sonorité classique. Il écrivait sec, et je pense qu’il faut écrire ainsi sur la tauromachie. Il ne faut pas écrire gras, surtout. Flaubert est un écrivain gras, absolument admirable, mais je ne suis pas sûr que les chroniques taurines de ce Normand eussent été très bonnes ! Il faut être avare des adjectifs. Je ne suis pas un bon exemple, car je suis un écrivaillon un peu gras, mais peut-être ai-je écrit quelques bons articles tout de même. Mais enfin, le mieux est d’écrire sur le sujet en retenant les adjectifs et en raccourcissant la phrase. Joseph Peyré a écrit un excellent roman, Sang et lumières, et les livres de Hemingway sont également magnifiques. Je pense aussi à Michel Leiris. C’est un sujet dramatique, tendu, passionnel, exigeant, à condition de ne pas tomber dans le coloris.